Recherches, méthodes et partage : Vers un patronage grandes tailles

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Je souhaite écrire cet article depuis bien longtemps maintenant. Le temps me manque en ce moment, comme toujours, comme tout le monde… qui ne se plaint pas du temps qui passe trop vite.

Sachez que tout au long de cet article je vais utiliser les mots GROSGRAISSE - GRANDE TAILLE - TAILLE STANDARD - PLUS SIZE - RACISME - GROSSO-PHOBIE et que cet article n’a aucunement pour but de créer une polémique. Je viens uniquement partager ce que j’ai appris ces derniers mois, présenter le tableau d’évolutions que j’ai mis au point ainsi que mes règles de gradation.

Début 2019, après des décennies d’exclusion, l’inclusivité a doucement commencé à s’imposer dans la mode. Le sujet de l’inclusivité était sur toutes les lèvres grâce aux activistes qui ont su se faire entendre. Sur les réseaux sociaux, dans le monde de la mode et surtout dans le monde de la couture les choses ont commencé à évoluer.

Pourquoi les marques de Prêt à porter s'arrêtent-elles à la taille 44/46 ?

 

Si on s'appuie sur l'étude de Sabrina Strings, auteure de Fearing the black body, l’origine de cette étendue limitée de tailles dans le commerce pourrait s'appuyer en partie sur la grosso-phobie qui aurait pris racine entre la Renaissance et le XIXe siècle. D’après ses recherches, pendant la Renaissance, au tout début de la traite des noirs, le canon de beauté féminin était celui d'un corps rond et proportionné indépendament de la couleur de peau (n'oublions pas que l'antiquité gréco-romaine constituent les critères du jugement esthétique de l'époque). Au fil du temps, cette approche a changé et l’aversion pour les corps noirs et ronds serait apparue entre la Renaissance et le XIXe siècle avec la naissance de la « science des races ». Au XVIIIe siècle des textes philosophiques ont entraîné une nouvelle vision, ces «  scientifiques » de l’époque ont tenu à marquer une différence hiérarchique entre les Noirs et les Blancs tant en termes de physique que de comportement. Les Européens étaient décrits comme disciplinés, rationnels et maître d’eux-mêmes tandis que les Africains étaient considérés sensualistes, portés sur la chair et l’alcool. Pour faire simple, selon ce schéma de pensée, le corps plus rond ou plus athlétique aux mœurs débridées de l'esclave noir était fui et il fallait en conséquence être Blanc, mince et maître de soi. Quand on y pense, une forme de cette stigmatisation existe encore de nos jours : les gens minces sont vus comme énergiques, dynamiques, et fiables tandis que les gens gros sont associés à la paresse, au manque de volonté etc... Je ne rentrerai pas plus profondément dans le sujet mais je trouvais intéressant de mentionner les recherches de Sabrina Strings qui est la première à avoir fait une réelle étude sur les racines de la grosso-phobie. Son livre est passionnant et si ça vous intéresse, je vous invite vivement à consulter les ressources ci-dessous.  

Ressources :

- Article (ang.) 
https://www.cbsnews.com/news/fat-shaming-race-weight-body-image-cbsn-originals/
- Livre (fr.) 
Fearing the black body par Sabrina Strings
- Podcast (ang.) 
https://anchor.fm/love-your-bod-pod/episodes/88-Why-Do-We-All-Want-To-Be-Thin--The-Racial-Origins-of-Fat-Phobia-with-Sabrina-Strings--PhD-ed1qu6

Dans le prêt-à-porter, un modèle est développé à partir d'une taille de base qui est en général un 36 éventuellement un 38. Il est ensuite gradé dans de plus petites et de plus grandes tailles. Les modélistes actuellement en poste dans le prêt-à-porter ont été formés à travailler à partir de corps minces. Dans la mode, la norme correspond ainsi à une taille 36, bonnet B. Concrètement, à la question « à partir de quelle taille porte-t-on une grande taille ?», la réponse typique serait « à partir du 42 dans la haute couture et à partir du 44/46 dans le prêt-à-porter ». En outre, le mannequin de couture le plus récent proposé par la marque Stockman Paris (leader sur le marché Français) s’arrête au 46. Cela implique donc qu’il est compliqué pour un(e) modéliste de trouver un mannequin de couture au-delà de cette taille.

La gradation consiste à appliquer une méthode mathématique pour allonger et élargir un vêtement. Mais cette méthode ne PEUT PAS s'appliquer à l'infini. Il n'est pas possible de grader une base réalisée à partir des mesures d'une taille 36 en taille 54. Après 3 voire 4 tailles, la gradation déforme le patron. Ainsi, le modèle de base étant en général développé en taille 36 – au bas de la gamme des tailles et non dans une taille centrale comme le 40 pour un éventail du 34 au 46 par exemple – la distorsion arrive rapidement.

L’'industrie de la mode manque donc cruellement de ressources, d'informations, de modèles pour développer des gammes de tailles plus inclusives. A ma connaissance, il n'existe pas d'école qui forme au patronage à partir de mannequins/mesures dites grandes tailles et à la gradation grande taille. C'est au mieux un sujet qui sera évoqué comme quelque chose de minoritaire durant la formation. Le manuel de gradation le plus abouti et le plus compréhensible (selon moi) sur le marché Concepts of pattern grading par Kathy K. Mullet, s’arrête à la taille 50, les manuels ESMOD à la taille 46 et ceux de l’AICP (Académie internationale de coupe de Paris) également.

A tort, la grande taille a toujours été considérée comme un marché de niche. Au-delà du 44/46 les tailles étaient donc soit ignorées par les marques, soit présentées sous forme de mini-collections. Cependant, certaines marques se penchent exclusivement sur ce marché et proposent des vêtements qui commencent au 44/46. D’après une étude de l’IFTH* (Institut Français du textile-habillement), près de 40 % des Françaises font une taille 44 et au-delà. En ce qui cerne les Etats-Unis, l'étude la plus récente montre que la taille moyenne de la femme américaine est un 48-50**. En arrêtant leurs collections au 44/46 pour les marques Européennes et au 48 voir 52pour les marques américaines, le monde du prêt-à-porter met donc de côté beaucoup de femmes et impose l’idée que seules celles portant au maximum du 46 sont tolérées. 

https://www.lesechos.fr/2016/05/mode-grandes-tailles-pourquoi-ce-fosse-entre-loffre-et-la-demande-207733

** Etude comparant les données du National Health and Nutritional Examination Surveys (1988–2010) à celle plus récente de ASTM International Misses & Women’s Plus Size clothing: https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17543266.2016.1214291 

Mais cet état de fait est en train d’évoluer. Les termes « grande-taille » « plus » etc. commencent à perdre de leur sens. Certaines marques américaines réalisent que cette distinction/stigmatisation n’est pas cohérente quand 40 à 60 % de leur marché provient de femmes dites « Plus sizes ».

Je vous invite à regarder ce webinaire très intéressant (mais avec une perspective vraiment buisness is buisness) sur le sujet :
https://alvanon.com/just-style-webinar-success-in-todays-plus-size-market/

Nous pourrions discuter l’utilisation des différents termes pour distinguer des gammes de tailles pendant des heures. Appeler ses gammes de tailles 1 et 2 au lieu de Régular et Plus ou bien Alpha et Gamma revient finalement au même, ce qui semble important c’est avant tout de « ne pas en faire de gros mots » (expression empruntée à Rivkie Baum, fondatrice du magazine Slink : « Rather than dropping the plus, should’nt we embrassing and reclaiming it. Let’s not make it another dirty word. » - https://slinkmagazine.com/)

Et la notion d’« Inclusivité » ?

A réfléchir aux concepts et désignations je dois tout de même admettre que je ne suis pas très à l’aise avec le terme « Inclusivité ». J'en ai discuté de nombreuses fois avec mes abonnés/clients. J'ai, en tant que petite entreprise exclusivement gérée par moi seule, décidé de m'arrêter à la taille 58. En effet, je ne me sens pas capable de gérer plus de deux gammes de tailles actuellement. Aller au-delà du 58 me demanderait de créer une troisième gamme de tailles et développer un troisième type de règles de gradation mais aussi d’investir dans un troisième mannequin de couture. Cette décision n'est pas du tout irrévocable mais elle est la bonne pour mon entreprise actuellement. En décidant de m’arrêter à la taille 58, j'ai certes inclus plus de personnes, mais j'ai exclu la taille 60 et au-delà. Donc je ne peux absolument pas prétendre être une marque inclusive.

Mais quelle marque le peut ? Toute enseigne est forcément obligée de choisir une gamme de tailles, une stature, une taille de bonnet, soyons clairs, un type, et doit donc par nature, exclure les personnes qui ne correspondent pas à ce type.

Alors c’est quoi la nouvelle norme ?

Dernièrement, nous avons été témoins, du moins dans la communauté couture, de l'engagement de nombreuses marques à élargir leur gamme de tailles. Certaines l'ont fait, certaines y travaillent, certaines y pensent, certaines en cauchemardent la nuit.

La nouvelle norme semble être le 32 – 52  pour les marques Européennes et le 32 – 58/60 pour les marques anglophones. Je ne sais pas ce qu’il en est pour d’autres marques à l’internationale.

Récemment, j'ai été contactée par deux marques de patrons de couture qui souhaitent étendre leur gamme de tailles : une marque qui souhaite créer deux gammes de tailles à l'image de Readytosew avec les même mensurations et une autre qui souhaite juste étendre les patrons qu’elle propose à quelques tailles en plus. J'ai également été sollicitée par une marque de prêt-à-porter qui souhaite développer une gamme grandes tailles. A chaque fois, l’interlocuteur a commencé par « Il n'y a pas d'informations, pas de ressources, je ne sais pas comment faire ». Dans le cas de la marque de prêt-à-porter, le développement des modèles en tailles dites standards n'a pourtant pas posé de problème à l’entreprise,  l'industrie qui s'occupe de fabriquer leurs vêtements gère aussi la gradation et tout va bien. Mais quand ils ont souhaité lancer la gamme grandes tailles, ils ont bien senti que ça péchait, que leurs interlocuteurs ne savaient pas comment gérer, qu'on rentrait dans ce que j'appelle la bidouille. J'ai donc conseillé ces marques, j'ai fait part de mes constats, de mes recherches et j'ai partagé mes connaissances.

Je suis loin de penser maîtriser le sujet ou bien d’être experte en la matière mais en l’espace de quelques mois, avoir été contactée à ce sujet par trois entreprises, m’a fait réaliser que ce que j’avais pressenti quelques mois auparavant (le manque d’informations, de ne pas savoir comment m’y prendre) d’autres entreprises le ressentaient également.

C’est pourquoi je voulais partager avec vous mes recherches, mon tableau de tailles, de gradation, bref, les connaissances que j'ai acquises durant les six mois de développement de ma nouvelle gamme de tailles. Je suis certaine que cela pourra aider certain/certaines à ouvrir leur porte à des client(e)s qui sont victimes de l'exclusion.

Pour ce qui est de mon tableau de gradation, sachez que la gradation n'est pas que « purement mathématique » et que j'adapte mes règles au modèle. Je travaille aussi beaucoup à l’œil. Évidemment, ce tableau de gradation est lié à mon tableau d’évolutions, ces deux documents sont interdépendants.

Le patronnage:

Commençons par le commencement. Patronner pour un corps gros n'est pas plus compliqué que patronner pour un corps mince mais il y a des différences. Pour réaliser mes patrons de base de ma deuxième gamme de tailles, j’ai choisi de travailler à partir de moulages de mon mannequin de couture Alvanon en taille 50. J’ai moulé mes bases en chaîne et trame et mes bases en maille. J’ai ensuite numérisé ce travail pour calibrer correctement mes patrons de base. J’ai ensuite fait tester ces patrons par une personne qui correspond aux mesures de mon mannequin. C’est suite aux essayages de ma testeuse que j’ai effectué des modifications. Une fois mes bases au point, je me suis intéressée à la gradation de ces patrons et donc à l’évolution du corps entre le 46 et le 58. Ça c’est juste le travail de base par lequel toutes les marques de patrons de couture sont passées pour développer leurs blocs de base et leur gamme de tailles

La gradation :

Comme nous l’avons vu précédemment, un patron est idéalement développé dans une taille qui correspond au milieu de la gamme de tailles donnée. Ainsi, pour une gamme de tailles 34-46 le patron de base est développé en 40. Les systèmes de gradation sont établis pour traduire les changements corporels qui se produisent d'une taille à l'autre. Après avoir collecté et analysé des données anthropométriques d'individus au sein d'une population-cible, un guide de gradation dicte le système de distribution des évolutions. Pour pouvoir utiliser un guide de gradation, il faut comprendre comment le corps évolue. Habituellement, en utilisant le corsage comme exemple, les évolutions de largeur sont réparties sur l’encolure, les épaules, la carrure et sous l’entournure jusqu’à la taille. Les évolutions de longueur sont réparties sur l’encolure, l’entournure et de l’entournure jusqu'à la taille. Les effets du positionnement des évolutions sont plus apparents dans l'ajustement des tailles extrêmes d’une même gamme de tailles. Le succès de la gradation ne peut être obtenu que si le patron de base utilisé est précis, bien développé et que la gamme de taille pas trop importante.

Comment le corps évolue d’une petite à une plus grande taille ?

Notons bien entendu qu’il y a plusieurs manières de porter la masse : certaines personnes prennent sur le haut du corps au niveau de la poitrine et du ventre, d’autres sur le bas du corps au niveau du bassin et enfin certaines personnes grossissent de partout.

Dans les petites taille, du 32 au 46 environ, en passant d’une taille à l’autre, le tour de cou va s’élargir, l’épaule va s’allonger, la carrure va être plus large etc. Cela signifie qu’il n’y a pas juste un ajout de masse mais bien une modification du squelette. Ainsi grader éternellement avec cette méthode reviendrait à penser que d’un 46 à un 54 le squelette est beaucoup plus large et les bras beaucoup plus longs, hors, c’est faux ! Une femme fait rarement une taille 54 parce qu’elle a la carrure d’un rugbyman!

A partir d’une certaine taille, il n’y a plus d’évolution du squelette (ou très peu) mais surtout de la masse graisseuse. La raison pour laquelle certaines femmes se plaignent que la longueur d’épaule est bien trop importante dans les vêtements grandes tailles est uniquement due au fait que le patron de base ne correspond pas à la taille de milieu de gamme et/ou que la gradation ne correspond pas à la réelle évolution du corps.

Crédit image: Alvanon

Sur l’illustration ci-dessus, sont représentés deux corps : en vert un corps de femme qui correspond à une taille 40 environ et en bleu un corps de femme qui correspond à une taille 52 environ.

Note : Bien que les femmes aient toutes des corps différents, des formes et des tailles différentes, nous recherchons ici une certaine manière de standardiser ces données afin d’obtenir des patronages et des règles de gradation qui nous permettrons d’établir des patrons avec un seyant satisfaisant.

On constate sur cette image que la longueur d’épaule, le tour de cou et le tour de cheville évoluent peu. Hors, quand un patron de couture est gradé du 40 au 54 avec la même méthode de gradation, non seulement il va être déformé mais en plus l’encolure risque d’être trop large, la longueur d’épaule trop importante etc.

L’image de profil nous offre un point de vue très intéressant sur l’évolution du corps et là où les masses se forment. On constate très clairement que la poitrine est plus généreuse, le bonnet n’est pas le même. On constate aussi que le ventre est rond, plus proéminent et plus bas, la taille un peu moins définie, la fourche va avoir tendance à s’abaisser à mesure que les tissus mous augmentent à la zone d’entrejambe. Le corps est un peu plus projeté vers l’avant et le dos s’arrondit.

Rien qu’en regardant l'illustration ci-dessous, on comprend qu’appliquer les même règles de gradation sur un large panel de tailles serait absurde et qu’il ne s’agit pas d’agrandir un patron de manière homothétique.

  • L’enfourchure devra être plus longue et plus profonde pour accommoder un ventre plus proéminent sur l’avant et un fessier plus large sur l’arrière.

  • Il en résulte une entrejambe plus courte pour une même stature.

  • Un léger allongement de l’épaule va avoir lieu, largement dû aux tissus mous entourant le squelette.

  • Le dos s’arrondit, la longueur taille-dos va donc être plus longue et dans le cas d’un vêtement près du corps une couture milieu dos sera  largement recommandée pour suivre les formes.

  • L'emmanchure en gradation grande tailles n'augmente pas autant que sur la gradation des tailles dites "standard". Si vous suivez la méthode traditionnelle pour grader une emmanchure sur un vêtement grande taille, vous trouverez probablement qu'elle est trop profonde sur une femme grande taille. Les biceps, en revanche, se développeront de manière importante.

  • Les pinces de poitrine et épaule qui peuvent facilement être évitées pour une femme très mince avec petit bonnet seront inévitables pour une femme grosse avec grand bonnet (sauf dans le cas d’un modèle vraiment large). Le cas d’une petite pince poitrine passée dans un pli d’encolure peut ne pas fonctionner en grande taille et demander à ce que deux plis soient formés pour absorber joliment la valeur de pince. Un même modèle nécessite parfois des adaptations et non pas juste une traduction littérale.

  • J’ai constaté que les poches, surtout plaquées, ne pouvaient pas juste être agrandies proportionnellement au patron en suivant le guide de gradation. Gardez un œil critique pour obtenir de belles proportions. Une poche non gradée aurait tendance à alourdir la silhouette et une poche trop gradée pourrait dénaturer le style du vêtement. Notre œil est habitué à ce que la poche corresponde à une certaine taille, cette taille correspond en partie à la taille de la main. Une femme qui fait une taille 54 n’a pas pour autant une grosse paluche de maçon !

Le cas du biceps : après avoir mesuré plusieurs femmes, analysé les mesures de mes testeuses et enfin effectué un recueil de données via un formulaire auquel 170 personnes ont participé, j’ai constaté que la mesure du biceps était très variable pour une même taille à partir du 44/46 environ. Il est donc relativement difficile lors du développement d’une gamme grandes tailles de choisir une circonférence-référence en fonction de la taille. Personnellement, j’ai décidé de laisser une valeur d’aisance assez importante sur mes modèles car il est plus facile pour ma cliente de réduire après confection du vêtement que d’élargir. Il en est de même pour le tour de mollet qui subit aussi pas mal de variations.

Le cas du bonnet : dans la majorité des cas, une personne correspondant aux critères de la grande taille ne fera pas un bonnet B. Encore une fois, d’après les informations que j’ai pues obtenir, mieux vaut baser son patronage sur un bonnet D/E. Personnellement, j’ai développé mes bases à partir d’un bonnet D généreux.

En somme, une marque allant dans les grandes tailles mais sans séparation des gammes de tailles, personnellement vous l’aurez compris, je trouve cela peu pertinent. Il est selon moi largement préférable de développer deux gammes de tailles et donc deux patronages différents surtout si la taille à partir de laquelle le patron est dessiné ne correspond pas au milieu de gamme et encore plus quand le modèle est ajusté. 

Pour soutenir ce propos, des études de Taylor et Shoben ainsi que Cooklin* montrent que le corps n’évolue pas de la même manière entre le devant et le dos. En termes de tour de poitrine, de tour de taille et de tour de biceps par exemple. La femme prend plus sur le devant que sur le dos et cela est nettement plus marqué sur les grandes tailles. Pourtant, la majorité des patrons de couture sont gradés avec les mêmes mesures que ce soit devant et dos. 

Ex : entre le 34 et le 36 il y a 40 mm de différence de tour de taille. Comme on grade un demi-devant et un demi-dos, on divise cette mesure par 4 et on appose 10 mm sur le demi-devant et 10 mm sur le demi-dos. 

En soi, la simplification du système de cette manière n’est pas tellement gênante si la gradation s’effectue sur peu de tailles mais cela peut causer des problèmes de seyant dans le cas d’une gradation sur beaucoup de tailles. C’est pourquoi, plus on divise les gammes et plus on crée de patrons de base différents, mieux c’est (surtout dans le cas de modèles ajustés en chaîne et trame). 

D’autres études de Bye & Delong ou Murphey** recommandent ainsi dans le cas d’un système de gradation simplifié de ne pas grader plus de deux tailles en dessous et deux tailles au-dessus de la taille de base. Elle montre en effet qu’au-delà de deux tailles, on rencontre des problèmes de seyant. 

Pour moi, ça tombe sous le sens mais c’est compliqué à mettre en place, chronophage et très onéreux pour l’industrie de la mode et le monde de la couture.

*Cooklin, G. (1994). Pattern grading for women’s clothes. London: Blackwell Scientific Publication

Taylor,P.J.,& Shoben, M.M. (1986). Grading for the fashion industry: The theory and practice. London: Hutchinson.

**Bye, E.K., & Delong, M. R.(1994). A visual sensory evaluation of the results of two pattern grading methods. Clothing and Textile Research journal, 12(4), 1.

Murphey, I. C. (1993). A case study of the influence of pattern grading systems on the fit and style sense of two low-neckline, fitted bodices. Unpublished doctoral dissertation, Virginia Tech, Blacksburg, VA.

Mon cheminement, ma démarche

L’élément déclencheur

Au printemps 2019, au vu des différentes conversations au sujet de l’inclusivité sur les réseaux sociaux et parce-que j'ai été contactée par des femmes lasses de voir que rien ne change, j'ai commencé à paniquer. Tout cela m'a fait stresser. Dans l'urgence, j'ai décidé que mes prochains modèles seraient gradés jusqu'au 52, je me suis dit « Pfiou, allez c'est bon, on m’embêtera plus».

J'ai donc dessiné le modèle Jocko, un pull loose aux manches dolman. J'ai eu tout un panel de testeuses de différentes tailles. Pendant ce test, j'ai constaté qu’au-delà de mon 46 habituel, il y avait des petits soucis de fit. J'ai donc fait de « la petite bidouille » en fonction des retours de mes testeuses :

  • élargir un peu l'emmanchure, 
  • réduire la largeur de l'encolure qui était trop grande due à ma règle de gradation qui était la même du 32 au 52, 
  • allonger le buste devant pour couvrir un bonnet plus important etc... 

Ça a marché, le modèle tombait bien. Mais je ne me sentais pas droite dans mes bottes, je savais que je n'allais pas au fond des choses et que c'était un travail de surface, pourtant, j'ai décidé d'ignorer ce sentiment par peur de l'ampleur de la tâche. La tâche c'était une remise en question profonde de ma personne, de ma façon de travailler, de la considération de ma clientèle et de ma propre grosso-phobie.

Il aura fallu quelques semaines avant que je me remonte les manches et que je décide de prendre le temps nécessaire pour me former et créer DEUX gammes de tailles plutôt qu'une et étendre ma deuxième gamme de tailles jusqu’au 58.

Les on-dit avec lesquels je ne suis pas d’accord :

  • On dit que les femmes grosses aiment que les manches des T-shirts soient plus longues.
  • On dit que les femmes grosses veulent des tops bien longs et couvrants.
  • On dit que les femmes grosses veulent porter du noir et éviter le blanc.

Application concrète : Pourquoi j’ai dessiné le T-shirt Primo :

Lorsque j’ai sorti ma première collection jusqu’au 58 (salopette Patsy, veste Pekka et pantalon Papao), j’ai cherché un T-shirt basique pour mes mannequins Audrey et Laure afin qu’elles puissent le porter sous les prototypes lors du shooting. J’ai fouillé sur le net et je n’ai rien trouvé d’acceptable. Les modèles étaient en majorité très larges et très longs. Les encolures étaient très près du cou. Impossible de trouver un joli décolleté rond pas trop profond. J’ai quand même décidé de commander quelques modèles. Laure a fait les essayages et c’était catastrophique, manche ultra large en forme de flûte, buste beaucoup trop long etc. 

Conséquence, j’ai patronné sur le fil un T-shirt pour le shooting. Quelques mois plus tard et après plusieurs ajustements et tests, le T-shirt Primo, un T-shirt basique et prêt du corps a vu le jour dans ma collection. Cet exemple est pour moi, vous l’aurez compris, la démonstration concrète de la nécessité d’un patronage spécifique pour mettre en valeur la variété des morphologies. 

Les deux gammes de tailles pour les patrons Readytosew sont donc le fruit d’observations, d’échanges, de recherches mais aussi de la volonté de rendre la couture de vêtements seyants accessibles à des corps variés tout en tenant compte de leurs différences. Sachez néanmoins que mes connaissances et méthodes ne cessent d'évoluer, que je suis preneuse de conseils et ouverte à la recherche en groupe. Je serais ravie de mettre mes connaissances en commun avec d'autres créateurs/créatrices pour les faire évoluer. J’aimerais sincèrement que cela soit un effort communautaire.

Ressources additionelles :

Voici les ressources qui m’ont aidé à développer ma deuxième gamme de tailles, si vous avez des ressources intéressantes, n’hésitez pas à les partager dans les commentaires :

  • Le mannequin de couture d’Alvanon : 
    https://alvanon.com/wp-content/uploads/2020/10/AF-SPECS_ASD_Global_Plus_26JUNE2020.pdf Alvanon produit des mannequins de couture sur commande. Ils s’adressent aux professionnels, en tant que particulier vous pouvez évidemment en commander un mais… c’est extrêmement cher. J’ai décidé de prendre la taille 50 (US 18) initialement, je pensais arrêter ma deuxième gamme de taille au 56 puis j’ai décidé de continuer jusqu’au 58. Je regrette de ne pas avoir commandé une taille 52 (US 20) pour que cela corresponde plus au milieu de ma gamme. Cependant, Audrey, ma formidable testeuse FIT fait exactement un 50 avec une stature de 168 cm comme mon mannequin donc c’est idéal pour essayer mes modèles en mouvement.

  • La campagne de mensurations d’ASTM sur laquelle j’ai basé mon propre tableau de tailles : 
    https://www.astm.org/Standards/D6960.html J’ai préféré choisir cette référence américaine plutôt que l’IFTH qui ne correspondait pas aux données que j’avais pu relever. De plus, Readytosew étant une marque internationale (60 % de ma clientèle en Europe (dont 40 % en France) et 40 % aux États-Unis ) il a été compliqué de choisir un standard qui soit une forme de moyenne de ma clientèle.

  • La formatrice en gradation Marie-Agnès Peigneguy de « Imagine et vous » avec qui j’ai établi mes règles d’évolution et mon guide de gradation d’après mon tableau de mesures.

Et enfin, un dernier tip si je peux me permettre, sachez que notre œil est formé à voir des patrons pour petites tailles avec petit bonnet. Au début du développement de ma gamme « grandes tailles », j’avais tendance à rectifier automatiquement des lignes que je jugeais incorrectes. J’ai pu par exemple raccourcir le montant d’un pantalon parce qu’il me semblait trop long : ERREUR, reprendre une ligne d’épaule qui me semblait trop courte en proportion du reste du patron et de la taille de la pince poitrine : ERREUR. Bref, n’oubliez pas d’oublier un peu ce que vous avez appris et de vous ouvrir à ce que vous ne savez pas et de partager ce que vous pensez savoir !

Help yourself

Enfin, ci-dessous voici mon tableau d’évolutions ainsi que mon guide de gradation/distribution, libres de téléchargements et de partages. Taggez moi @ready_to_sew or utilisez le #readytosew sur instagram. N’hésitez pas à laisser un commentaire si vous avez des ressources, documents, informations à partager.

Remerciement :

Merci à Michèle pour ses corrections orthographiques et son soutien.
Merci à Perrine pour son aide précieuse, sa disponibilité et ses merveilleux conseils.
Merci à Laine pour son soutien et la traduction de la version anglaise de cet article.

Commentaires

Créé le jeudi, janvier 28, 2021 Posté par Antje Helbing Lien du commentaire
This article, your work and your dedication ... I love it. It is really high time that something changed globally in this regard. I'm a German 48. When I shop at H&M, I have armholes that are too big for clothes and too little space for my E-Cup. It is exactly as you describe it. I have to change every pattern, even if it was graded into a 48. I am convinced that you will have tremendous success with this approach. I am your 1st customer.
Créé le jeudi, janvier 28, 2021 Posté par Guilaine Chami Khazraji Lien du commentaire
Bravo, bravo, bravo pour cette approche intelligente et éclairée. Comme ça fait du bien de vous lire. Je suis à la limite, 44-46, et je souffre pour trouver des pantalons qui me plaisent. Comme si la taille elastiquée pouvait régler tous les problèmes !
Guilaine
Créé le jeudi, janvier 28, 2021 Posté par Hélène Lien du commentaire
Merci de cet article, et d'avoir partagé le fruit de ton travail. C'est très intéressant pour grader ou adapter plus facilement les patrons, comprendre d'où viennent les problèmes. Tu as fait un travail formidable.
Créé le jeudi, janvier 28, 2021 Posté par Mayana Lien du commentaire
Cet article est très intéressant, j'y retrouve quelques anomalies constatées sur des patrons grande taille et je comprends le pourquoi de quelques déceptions.
Merci de vous intéresser à nous
Créé le mardi, janvier 26, 2021 Posté par Liz Haywood Lien du commentaire
Thank you for this article; I enjoyed reading it very much.
I'm a patternmaker - I formally trained in 1990/91 with no instruction in plus size grading, just "regular" grading, and I was disappointed to read that nothing's changed much in 30 years.
I worked for many years cutting made-to-measure for big ladies for fashion designers although I never developed an actual range or size range for plus sizes. I now make zero waste sewing patterns up to a size 56" bust and bigger if the fabric width allows it. Luckily my patterns aren't super-fitted as I adapt to this new way of making patterns.
May I add my thoughts on grading to yours?
A 42" bust appears to be where body proportions start to change from the neat "regular" grading formula taught in college.
Sleeve head shape changes - it gets steeper at the front and more sloped at the back. The bigger the size, the more exaggerated the change.
In terms of shape, knowing one's customer demographic is important - women and men over 50 are a different shape whether they're plus-size or not. The difference is even more apparent in elderly people.
I find test-fitting is the key. I test-fit every third size on a person (rather than a mannequin) and try these samples on as many people as I can find who are the appropriate measurements. Like you, I tweak the grading to suit the pattern.
This (Eng) podcast talks some about grading big sizes: https://lovetosewpodcast.com/episodes/episode-151-muna-broad-with-jess-and-leila/
Best wishes, Liz


Créé le mardi, janvier 12, 2021 Posté par Readytosew Lien du commentaire
Thank you for sharing your thought with me Laurie. I'm glad if this article can help!
Créé le lundi, janvier 11, 2021 Posté par laurie montag Lien du commentaire
This is one of the best things I've read on plus size patternmaking. I've been making patterns professionally for over 35 years, including plus for mass market, and it's been very frustrating to work for manufacturers who don't understand that you can't just grade up a straight size. Thanks for this!
Créé le samedi, janvier 9, 2021 Posté par AnneP Lien du commentaire
Passionnant ! Quel boulot ! Je n'imaginais pas que ce domaine était si inexploré... Peut-être un nouveau sujet de recherche en mathématiques ;-) Merci pour tout, et bravo pour tes patrons dont j'adore le style.
Créé le vendredi, janvier 8, 2021 Posté par Céline Lien du commentaire
Super intéressant, mille mercis pour le partage ! C'est forcément compliqué de s'attaquer à ce travail, mais c'est super que ça se fasse de plus en plus... Je commence à coudre des vêtements, et pour mon mari il me va falloir chercher dans les 52, pour l'instant c'est pareil que pour les femmes : peu courant.
Merci de votre générosité qui va aider d'autres marques à travailler pour plus de gens, merci de nous faire part du résultat de vos recherches et bonne continuation !!
Créé le vendredi, janvier 8, 2021 Posté par Enge Lien du commentaire
Très intéressant ! Merci !

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