Ma septième lettre

Dans cette lettre, je vais vous raconter une histoire qui parle de propriété intellectuelle. Lors de ma dernière connexion sur Instagram, j’ai été interpellée par un post sur lequel j’avais été tagguée. On y voit deux jeunes femmes habillées de manière similaire. Elles portent une veste ample esprit Haori et un pantalon avec un pli sur le devant qui crée une asymétrie. Ça ne fait aucun doute, elles portent la veste Pekka et le pantalon Papao. La photo est belle, les créations sont soignées, ma première pensée est d’enregistrer cette photo pour la reposter à l’occasion. Le texte est en espagnol, ces jeunes femmes sont sud-américaines, la géolocalisation indique Buenos Aires en Argentine. Je tente une traduction automatique du texte, car en le balayant des yeux rapidement, je constate que ni mon nom de marque ni le nom des patrons ne sont mentionnés ce qui m’interroge. 

Le texte indique que leur nouvelle collection vient de sortir, qu’elles sont absolument ravies et elles invitent leurs abonnés à aller sur leur site internet pour commander les vêtements.

Je réalise alors que je suis tagguée uniquement dans un commentaire et c’est la raison pour laquelle j’ai aperçu ce post. 

Le commentaire est le suivant : « Ayyy que lindo ! El kimono me hizo acordar al #Pekkajacket de @ready_to_sew (smiley cœur) Un sueño !

Traduction : oh, comme c’est joli ! Le kimono me fait penser à la #Pekkajacket de @Ready_to_sew (smiley cœur) Le rêve !

Aucun des commentaires suivants ne mentionne mon nom, ce ne sont que des commentaires du type « Magnifique » « Je le veux » « Bravo ! » etc.

Je suis allée rapidement sur leur site marchand et j’ai constaté qu’elles vendaient différents articles de puériculture de type Montessori et une mini-collection de vêtements composée uniquement de Pekka et Papao. Les vêtements sont cousus dans une gabardine et proposés dans deux couleurs différentes. Hormis un petit lien rajouté sur la veste Pekka, ils sont en tout point identiques à mes patrons et, cerise sur le gâteau, les dessins techniques sont aussi utilisés pour donner plus d’informations au client. C’est ce dernier détail qui a terminé de me convaincre, ça ne pouvait absolument plus être une coïncidence. De toute façon, la coïncidence est compliquée avec un patron aussi original que Papao et les poches caractéristiques de Pekka.

Comme vous le savez, les patrons de couture du catalogue Readytosew sont soumis à la propriété intellectuelle et toute utilisation commerciale est interdite. Ceci est mentionné à plusieurs reprises sur les planches patrons, dans le FAQ ainsi que dans les termes et conditions que la personne signe avant l’achat du patron. Dorénavant, ce sera aussi mentionné sur la page web du produit et sur le livret d’instruction de montage pour éviter tout « Oups, j’avais pas vu ».

Une légère inspiration du côté des photos aussi, pourquoi s’embêter après tout…

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J’ai contacté ces personnes, mais mon message est resté sans réponse alors j’ai attaqué. 

Pour les faire réagir, j’ai posté une storie mettant en exergue le fait qu’elles avaient copié mon travail, signalé leur profil et répondu aux commentaires de leurs abonnés sous la photo en question pour les prévenir que c’était le travail d’un autre créateur. Évidement… Leur réaction ne s’est pas fait attendre, cela a marché.

Après quelques échanges de messages, elles ont accepté de retirer les vêtements de la vente ainsi que de retirer les photos des produits sur les réseaux sociaux. Elles ont avoué avoir utilisé mes patrons, mais ont rétorqué qu’elles les avaient modifiés ( pointez moi du doigt les différences s'il vous plaît ), n’avaient pas vu la mention et le copyright sur la planche patron et que, pour elles, l’achat du patron suffisait à en avoir le droit d’utilisation commerciale. Elles ont joué du violon en mentionnant que retirer les produits de la vente allait être une perte financière importante, que la situation économique en Argentine était critique et que la vie d’entrepreneur était compliquée (sans blague, je suis bien placée pour le savoir.)

Leur naïveté me semble un peu douteuse, mais j’ai malgré tout pris le temps de leur faire un petit cours sur la propriété intellectuelle.

Dans le fond, ce que j’aurais voulu leur dire, c’est ceci : « Vous voulez vivre de votre marque, vous voulez qu’on respecte votre travail alors commencez par payer et respecter le travail du styliste et celui du modéliste de mode qui est derrière toute l’identité de votre prétendue marque. Une rémunération de 10,20 € pour ce travail vous semble-t-il correcte ? »

Au même moment, une amie a elles m’a contacté. Elle écrivait que j’étais dure et peu compréhensive et elle m’assurait que ses trois amies étaient des femmes exceptionnelles et des jeunes mamans entrepreneuses travaillant dur pour s’en sortir. Je lui ai répondu que la description de ses copines me rappelait quelqu’un mais que cette personne ne violait pas la propriété intellectuelle d'autrui pour autant ?

Une des entrepreneuses lui avait apparemment confié qu’elle était ravie d’avoir trouvé deux patrons de couture qui correspondent à l’image de marque et au style qu’elle souhaitait véhiculer. Tu m’étonnes qu’elle fût ravie ! Investissement minime, jolis profits, parfait combo !

C’est la troisième fois que je découvre une marque utilisant mes patrons à des fins commerciales sans mon autorisation. À chaque fois, je mords très très fort, car j’ai une sainte horreur de la copie et que je prends le copyright très au sérieux. Il en existe sûrement d’autres que je n’ai pas encore repérées.

Et vous, avez-vous déjà vécu des histoires similaires ?

Au-delà de l'aspect philosophique, nous allons voir pourquoi c'est une mauvaise idée de lancer une marque de mode en utilisant des patrons de couture existants ?

Les patrons de couture à usage domestique ne sont tout simplement pas patronnés pour la production. Un patron de couture à usage domestique n'inclut pas le % de rétrécissement du tissu, car la couturière va laver/décatir sont tissu avant de le couper alors que pour la production d'une ligne de vêtements, aussi petite, soit-elle, le tissu ne sera pas pré laver. Il y aura donc application d'un % de rétrécissement pour chaque tissu. Si un même chemisier est fabriqué en lin ou en tencel, le patron sera lui différent.

Croyez-moi, si vous vendez du tissu en gros, vous ne voudrez pas essayer de mettre 20, 30 ou 100 mètres de tissu dans votre machine à laver !

Dans une usine, les couches de tissus sont disposées sur une table aspirante, les unes sur les autres. Ensuite, le tissu est recouvert de plastique et mis sous vide ce qui rend la pile de tissu rigide, comme du bois. Toutes les pièces du patron sont programmées dans un ordinateur et disposées comme un puzzle afin d'obtenir un maximum de pièces dans un minimum de tissu pour réduire les coûts de production. Dans un patron de couture maison, la différence entre une marge de couture de 1 cm et de 1,5 cm est négligeable, mais lorsqu'elle est multipliée sur plusieurs pièces, cela a vraiment un impact sur la quantité de déchets de tissu.

Peut-être que certains des créateurs de mode en herbe qui contactent ou copient les créateurs de patrons de couture sont conscients de ces détails techniques, mais sont confrontés au défi non-négligeable de trouver un.e modéliste de mode s'ils ne sortent pas d'une école de mode et du réseau qui va avec. Il est vrai que ces informations ne sont pas facilement accessibles. L'industrie du vêtement, y compris les importateurs de tissus, les couturiers de prototypes, les maisons de production ... Est assez opaque. Elle s'appuie sur un ancien réseau d'entreprises familiales. Ces personnes n'ont pas besoin de faire de la publicité.

Si la personne a la chance de trouver un.e modéliste dans sa région ou son pays, il peut atteindre son objectif moyennant un coût initial. Mais souvent, ces coûts ainsi que les délais sont décourageants. Si le designer se présente au modéliste avec un croquis d'un modèle simple, il peut repartir avec un patron dans une taille moyenne pour environ 300 €. Ce patron serait conforme aux spécifications de l'industrie. Ensuite, pour une somme assez similaire, il est possible de le faire grader dans quelques tailles.

Il est certain qu'un répertoire plus accessible de modélistes, et plus de transparence sur le fonctionnement et le coût du processus, pourraient être un véritable atout pour les jeunes designers.

Il est évident qu'un patron de couture comme Papao, à 10 € gradé du 32 au 58 est plus tentant qu'une dépense de 500 à 1000 € pour un patron plus simpliste et gradé jusqu'au 46. Ça pourrait fonctionner au début, quand l'entreprise est toute petite, avec seulement deux ou trois modèles, que les vêtements sont confectionnés à la commande par une couturière et non pas une maison de confection, que les tissus peuvent être pré lavés, etc. Mais ce n'est pas pérenne du tout. Le modèle avec lequel vous avez commencé votre ligne pour 10 €, vous le réalisez maintenant, devrait coûter environ 300 € et si vous souhaitez vendre plus de modèles en plus grosse quantité vous vous retrouverez dans le pétrin, car le coût réel n'a pas été pris en compte dans votre tarification dès le départ. Si vous aspirez à avoir un business sur le long terme, il est plus sage de prendre en compte le véritable coût de production dans votre tarification.

De plus, si vous utilisez des modèles d'une société indépendante telle que Readytosew, vous rencontrerez le problème des limites de production de cette marque. Aucun designer indépendant n'a vraiment assez de modèles pour que vous puissiez créer une ligne de vêtements complète. Vous allez finir par mélanger les marques et votre sizing n'aura aucune cohérence. Même si votre marketing est redoutable et votre collection incroyable, si les gens ne s'y retrouvent pas dans le taillage, ils ne reviendront plus acheter chez vous.

Je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée du tout de pratiquer et d'expérimenter avec des patrons de couture domestiques pour déterminer les formes et les vêtements avec lesquels vous aimez travailler, mais lorsque vous êtes prêt à lancer une entreprise légitime à long terme, vous devez être prêt à dessiner le vôtre et dans ce cas vous former au modélisme et éventuellement à la gradation, ou embaucher un modéliste qualifié pour donner vie à vos idées spécifiques. Même si vous travaillez avec des formes simples et basiques, le fait d'avoir des connaissances et une compréhension de base du patronage et de la façon dont les vêtements sont fabriqués donnera une base plus solide à votre travail et contribuera à des vêtements originaux de meilleure qualité, mieux faits.